La maîtrise de l’interaction plasma-paroi dans un tokamak demande une bonne prédiction des propriétés du plasma. Celle-ci nécessite la simulation de tous les phénomènes à l’œuvre et en particulier de la turbulence qui détermine le transport de la chaleur et des particules. Grâce à une collaboration interdisciplinaire associant le CEA-IRFM et le laboratoire de recherche M2P2 (Aix-Marseille Université / CNRS / Ecole Centrale de Marseille), un modèle original auto-cohérent des flux turbulents a été introduit dans les codes de simulation du transport offrant de nouvelles capacités prédictives pour un temps de calcul pratiquement inchangé.
L’exploitation scientifique d’ITER doit s’appuyer sur des outils de modélisation décrivant au mieux les phénomènes physiques en jeu, avec des temps de calcul raisonnables. La prédiction des propriétés du plasma dans la couche limite en interaction avec la paroi, ou plasma de bord, est un point critique dans le développement d’une centrale à fusion. On peut en déduire les flux de chaleur et de particules qui impactent les éléments de paroi et ainsi optimiser leur conception et leur mise en œuvre expérimentale, et leur influence sur le plasma de cœur et les performances du plasma.
La modélisation des phénomènes à l’œuvre dans la couche limite repose aujourd’hui sur un ensemble d’outils numériques qui vont d’un temps d’exécution court avec une description du plasma basée sur des modèles réduits, jusqu’à des outils prenant en compte des phénomènes physiques caractérisés par des échelles spatiales et temporelles beaucoup plus petites comme la turbulence mais avec des temps d’exécution beaucoup plus longs. Dans ce contexte, en s’inspirant de ce qui a été fait en mécanique des fluides, une approche capable d’améliorer les capacités de prédiction des codes dits de transport pour le plasma de bord sans diminuer leur efficacité en termes de temps de calcul a été développée.
Ces codes de transport sont couramment utilisés pour l’interprétation des expériences dans les machines de fusion magnétique. Ils permettent de traiter les phénomènes d’interaction plasma-paroi ainsi que la dynamique du plasma dans la direction perpendiculaire au champ magnétique. Toutefois, afin de rendre le temps d’exécution raisonnables par rapport aux codes dits de turbulence (quelques jours plutôt que quelques mois), la dynamique du plasma dans la direction perpendiculaire au champ magnétique est traitée comme de la diffusion, avec des coefficients ad hoc choisis pour reproduire les profils expérimentaux et donc sans possibilité de prédire la valeur de ces coefficients pour de futures expériences. Dans cette approche essentiellement interprétative, la valeur en chaque point de l’espace du coefficient de transport est un paramètre libre.
Pour réduire le nombre de paramètres libres, une détermination auto-cohérente des coefficients de transport dans la direction perpendiculaire au champ magnétique, via des équations simplifiées par rapport à une résolution détaillée de la turbulence, a été élaboré. L’idée est de déterminer l’énergie turbulente et son temps caractéristique de dissipation en utilisant un modèle à deux champs avec deux équations de transport, une pour l’énergie cinétique turbulente » k « , et, suivant l’approche largement utilisée en mécanique des fluides, une autre pour » epsilon « , qui joue le rôle de la dissipation de l’énergie turbulente. La dynamique locale de ces deux champs rappelle les modèles proie-prédateur ainsi que les équations d’amplitude. Ces champs permettent d’évaluer un coefficient de diffusion proportionnel à » k*k / epsilon » en tout point de l’espace. En réduisant considérablement le nombre de paramètres libres dans le modèle, il confère une nouvelle capacité prédictive aux codes de transport pour un temps de calcul pratiquement inchangé.

Le modèle k-epsilon a été implémenté dans le code SOLEDGE qui simule le plasma de bord du tokamak. L’objectif est de comparer les résultats issus de ce code avec ceux des simulations turbulentes et avec les données expérimentales existantes, dans les tokamaks TCV et WEST notamment. Ces premières simulations reproduisent certaines caractéristiques globales du transport turbulent, comme sa distribution spatiale (cf. Figure), mais aussi des caractéristiques locales comme la largeur de la couche limite, paramètre clé dans l’extraction de puissance. Elle est prédite avec un écart de 20% seulement soit de manière plus précise qu’en utilisant une loi d’échelle.
Ces résultats donnent du crédit à l’approche k-epsilon qui ouvre des perspectives pour l’élaboration de nouvelles configurations divertor ainsi que pour une meilleure compréhension des phénomènes essentiels se jouant à la périphérie du plasma.
Référence : S. Baschetti, H. Bufferand, G. Ciraolo, Ph. Ghendrih, E. Serre, P. Tamain and the WEST team, « Self-consistent cross-field transport model for core and edge plasma transport », Nucl. Fusion, 61, 106020 (2021)